2. Bouleversements

La nuit était tombée depuis bien longtemps déja sur les tours d'Aden. Mahorym, perché sur un balcon, contemplait la cité endormie d'un air soucieux. L'heure n'était certes pas au sommeil : il alla s'installer à son pupitre et écrivit jusqu'aux aurores.
Il devait l'admettre : ce que lui avait révélé ce Prince par une nuit sans lune était vrai. D'un bout à l'autre. Il alla éveiller les musiciens de la Troupe : "Il est l'heure de vous accorder, frères. Ce soir, pas de fausses notes... notre avenir en dépend.", leur dit-il avec un petit rictus triste.
Puis le vieil elfe jeta un dernier coup d'oeil à ce qu'il avait écrit quelques heures auparavant :

Il y a cinq mois de ça, on est venu frapper à ma porte.
Ce n'était rien moins que le Prince Drannoc, entouré de suivants. Point de foule ni d'ambassade : au beau milieu de la nuit, ce personnage un peu malsain au premier abord venait m'apporter de bien tristes nouvelles.
Il m'a confié que le Roi des Hommes, le Roi des Rois, ce bienveillant monarque, ce tyran délicieux d'Achille, si bon, projetait d'étendre son pouvoir en détrônant leurs Saintetés elfes.
Je ne l'ai pas cru ; d'autant qu'un homme comme ce cher Prince n'est pas du genre à donner une telle information gratuitement. Il prétendait simplement qu'il avait un intérêt tout particulier à révéler les sombres desseins de son père à un "homme d'action" comme moi.

Dès lors les dés étaient jetés. Drannoc l'avait prévu, moi pas encore.

Je restai sceptique, mais il est rare qu'un enfant de sang royal traverse la contrée pour visiter un simple chef militaire, puis s'en retourner ensuite comme un larron. Encore une intrigue de cour, pensai-je. Je ne voulais pas me faire le jouet du prince, mais dans le doute, je me rendis à la Cour d'Aden dans le but d'élucider ces calembredaines...

Je suis un homme d'Etat ; je fus accueilli dignement au palais. De prime abord, je détestai l'esprit hypocrite, pusillanime et sournois de la Cour : si vous croyez que les bas-fonds d'une cité regorgent de bandits et de traîtres, allez donc observer les nobles du royaume, vous en serez édifié... Cependant, m'écoeurant moi-même, je me mêlai du mieux que je pus à la vie politique. Je ne vous dirai pas quelles héritières j'ai du servir, quelles histoires de coeur j'ai du révéler : j'ai ma dignité, et les personnages de ces tristes aventures ont parfois leur honneur.

Je vais vous expliquer, lecteur, ce que j'ai découvert après mes recherches...
Le Roi Achille est en effet un homme de bien. Il est juste, impartial, et les hommes qui sont ses sujets ont raison de l'aimer. Mais dans son infinie bonté, le Roi Achille avait projeté d'ôter aux Elfes leurs Saints dirigeants.
Pourquoi ?, me demanderez-vous.
Par goût de la stabilité. Pour Sa Majesté, la Théocratie Elfique laisse trop la bride sur le cou à son peuple.
Nous sommes, il est vrai, des gens libres par essence. Les elfes respectent tous Eva mais il n'en est pas deux qui pensent de la même façon. Le Roi craignait tout simplement que dans l'avenir, son peuple se trouve menacé par cet état d'esprit. Les oppresseurs ont toujours craint les hommes libres.
J'ai également découvert (trop récemment, hélas ! et je n'ai pas eu le temps de mettre les principaux intéressés au courant) que les Harkis et les Fezzans nains dérangeaient le Royaume. Pour des raisons évidentes, leurs têtes sont sur la liste du roi...
Voilà tout ce que j'appris avec un sentiment grandissant de révolte au fil de mes mois à la Cour.

Une autre chose que je crois bon de relater est ma rencontre avec Evers, comte de Gludio. Petite noblesse mais grande âme. Il fut mon premier ami à la cour et le seul que je conservai lorsque j'en sortis.
Je voyais en lui le Roi que tout le monde méritait. Cette Rédemption que nous craignons tous, il semblait être un des rares à la comprendre vraiment. Il disait que si il était à la place de Sa Majesté, il "ôterait à ces chiens de guerre leur laisse", ce qui me paraît à moi être une idée sage. Il disait que les races et les peuples ne devraient pas s'unir sous une seule bannière mais que toutes les bannières devraient flotter à la même hauteur.
Au fur et à mesure que je découvrais que la paix d'Achille passait par la mort de nos chefs, je découvrais en Evers ce que tout un chacun cherche dans un roi...

Si ce que j'entreprends réussit, c'est lui qui montera sur le trône. J'ai bien réfléchi, je m'en suis torturé, mais l'avenir des elfes ne tient qu'à une chose : la mort du roi. Et également celle de son fils Drannoc.
En effet, si je me fais l'assassin d'un homme juste, ce n'est certainement pas pour laisser un fils calculateur et pauvre d'âme monter sur le trône à sa place. C'est pourtant ce que je lui laisse croire car c'est bien ce qu'il escomptait... si Drannoc ne m'a prévenu du péril qui menace les elfes, c'est uniquement pour me laisser faire ses basses oeuvres, après quoi il prendra le pouvoir. Il peut compter dessus si cela le rassure : ça ne lui sauvera pas la vie.

Jamais les elfes ne seront les serviteurs d'un homme. Ils ont choisi la servitude, nous avons choisi la liberté. Et nous comptons bien la conserver.

Je pars renverser les Rois.

Le soleil hivernal descendait, et loin en-dessous résonnait le tumulte des serviteurs occupés à préparer la fête. Mahorym regardait sa Troupe s'installer sur la scène. Leur destin était scellé.